Présentation

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Mon intention est d’affronter et de déstabiliser le statut que la société attribue au corps féminin et qui est à la base de toute discrimination. J’utilise l’image de mon corps comme le lieu de ma prise de parole ; à travers lui, je parle de la souffrance pour mieux la replacer dans l’espace social. Dire l’indicible, voici l’un des aspects de ma recherche. Comment peut-on exprimer visuellement le trauma ou le corps en tant qu’entité souffrante ? Comment signifier cette chose qui échappe à la parole, ce fait si particulièrement intime chargé d’une intensité insoutenable ? L’empreinte indélébile que laisse les violences comme le viol sur le corps et dans la conscience, c’est ce que je veux exposer aux regards.

 

 

Quelques images :

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Dérive. À la recherche du double

La tisseuse 2014

La tisseuse
2014

L’acception du mot dérive comme résultante d’un corps issu de la transformation d’un autre ou de l’une de ses parties peut nous amener à penser (à) la promesse d’un renouveau de Soi, c’est-à-dire à la fabrication à l’identique, ou presque, de l’image du Moi psychique sur un support réel. Mais s’agit-il de se réinventer pour s’achever dans son double, ou de la fabrication d’un nouveau Soi pour survivre à la mort ?

Me penchant sur cette question, j’ai réalisé une image photographique, La tricoteuse, où l’on peut voir une femme solitaire qui tisse. Comme Pénélope tissant son inachevable toile dans l’attente de son bien aimé Ulysse, sa moitié, dont la dérive au long cours l’a mené si loin d’elle. Mais sur la photo, la dame en blanc ne détisse pas le soir son travail de la journée, et au lieu d’une interminable tapisserie elle fabrique son double. Le matériau du fil est issu d’elle-même : discrètement, la tisseuse sort de son centre de gravité, de son nombril, le fil avec lequel elle produit artisanalement des morceaux de corps à l’image du sien. En se confectionnant, elle donne naissance à son double, à des parties clonées de sa propre chair. Il s’agit ici, pour reprendre la formule d’Anzieu parlant de la création, d’un travail « d’accouchement, d’expulsion, de défécation1 ». Dans le cas de la tricoteuse, c’est un labeur de sécrétion. Elle s’achève donc en se sécrétant.

On peut percevoir plusieurs dimensions à ce que nous révèle La tricoteuse. D’un côté, l’image nous fait entendre comme dans un murmure la peur qu’on éprouve devant l’idée de la mort. Pour y faire face, l’un des mécanismes employé par l’humain est de redoubler sa présence dans le monde en reproduisant son image. Mais, comme toutes les images du corps créées avec l’intention de « rendre éternel ce qui est transitoire2», la matérialisation de l’image de Soi ne serait en réalité qu’une image qui fait appel à la mort, parce qu’elle reste figée, abstraite, suspendue dans un non-temps. Toute image a un statut symbolique et c’est à travers cette dimension qu’on peut se remémorer les choses, les ramener à la vie dans notre imaginaire. Ni le support, ni la reproduction de la figure ne forment un réceptacle où la prolongation de la vie peut venir s’incuber.

En effet, la conception de l’image comme « réceptacle de l’incarnation3» a changé avec le temps par l’acte de remémoration qui ne s’appuie plus sur l’image physique, comme ce fut le cas des images pourvues d’une charge animiste dans l’antiquité. Aujourd’hui, on peut comprendre l’acte de remémoration « comme une incarnation dans la conscience des vivants, donc dans des images mentales4 ». Pourtant les utopies modernes nous dévoilent autre chose. Prenons l’exemple de l’image du clone. J’amène cet exemple pour la particularité saisissante que cette image-corps dispose comme projection dérivée de l’image du double. Dans les mots de David le Breton : « le clonage est la version moderne de l’imaginaire du double. La cellule est promue miroir du donneur, réplique encore infinitésimale mais destinée à en être une copie fidèle.5 » Le clone humain peut être donc compris comme une destinée péremptoire de l’homme dans laquelle il dépose son rêve de se perpétuer. Cependant un clone, en tant qu’image vivante, ne serait au mieux que l’incarnation de l’absence de son original, de celui dont le corps s’est dérivé, puisque un homme cloné est un être différencié avec son identité propre. Mais chez l’homme reproduit en laboratoire, le statut de l’identité et les problèmes psychiques qui en dérivent constituent un autre débat.

Revenant à La tisseuse, un autre aspect qu’elle nous révèle et sur lequel je mets fortement l’accent, c’est que toute image configurée du double parfait est inconcevable : le double n’est qu’une projection fantasmagorique qui s’appuie sur un processus d’introjection psychique. Dans la composition de la photographie, on peut remarquer des morceaux de corps éparpillés par terre au pieds de la femme. Ces morceaux dans leur ensemble composent bien sa propre image… mais il s’agit d’une image mise en miettes : deux pieds, un sein, une main, une tête… Toute reconstitution de Soi dans le double reste toujours inachevée, fragmentée. Ce n’est pas un double identique du Moi qu’on peut figurer dans l’image mais seulement son substitut. L’image psychique magnifiée du Moi est inarticulable comme telle à la réalité physique : un écart existe et résiste toujours, on ne peut jamais dériver à l’identique.

On ne peut aussi qu’évoquer, à travers cette analyse de La tricoteuse, la signification du mot dérive comme changement (de lieu, d’état, de forme) négatif, jusqu’à la déchéance. Si une expérience traumatique vient dérouter la personne dans son for intérieur, à tel point qu’elle n’est plus la même, on peut parler de métamorphose radicale. Dans la présente photographie, la femme accouche d’un corps monstrueux, désarticulé, incomplet et incohérent, avec des fragments de tailles différentes. La dame est en train d’enfanter à partir de sa propre chair métamorphosée. Le corps est présent ici dans son rôle de médiateur entre la continuité du monde extérieur et la discontinuité interne (psychique) qu’une expérience insoutenable a provoqué en elle. La perte des limites entre fable et réalité, due à l’affrontement d’une situation extrême où le sujet est débordé psychiquement face à l’afflux d’excitations excessives6, engendre un mouvement non contrôlé où la personne se métamorphose dans des réalités invisibles. Dans la photo, on voit une personne qui, au risque de la dissolution, se recompose en se vidant.


Notes :

1 ANZIEU Didier (1981). Le corps de l’œuvre : Essais psychanalytiques sur le travail créateur. Paris : Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », p. 44.

2 MAZZONI Cosimo Marco (2007). « Image : Du corps comme image à la dématérialisation juridique ». In : MARZANO Michela (sous la dir. de). Dictionnaire du corps. Paris : PUF, coll. « Quadrige dicos poche », p. 483..

3 BELTING Hans (2001). Pour une anthropologie des images. Trad. fr. de l’allemand par Jean Torrent. Paris : Gallimard, coll. « Le Temps des Images », 2004.

4 Ibid., p. 184

5 LE BRETON David (1999). L’adieu au corps. Paris : Métailié, coll. « Suites Essais », 2013, p. 135.

6 LAPLANCHE Jean, PONTALIS Jean-Bertrand (1967). « Trauma ». In : Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF, coll. « Quadrige », no 249, 2002, p. 499.